(Español) Declaración de Yannis Michailidis en el juzgado especial de la cárcel de Koridallos

Enfrentándome al entramado policial-judicial como enemigo declarado de la democracia capitalista… Desarmado por los órganos del orden, pero decidido a armar mis palabras en su contra…

En esta obra teatral de pacotilla llamada juicio, los jueces como miserables teatreros se esfuerzan en ocultar la crudeza de la violenta imposición del Poder estatal. La decisión democrática de una condena de muchos años en las infernales penitenciarías se presenta como producto de diálogo en el que participa incluso el acusado. El Poder limpia la sangre con suposiciones de Derecho, humanidad, indulgencia o, a lo peor, de necesidad. Y el discurso del Poder se articula en el código penal, es decir, la lengua del engaño que sirve al mantenimiento del orden establecido del Estado y el Capital.

Me niego a hablar la lengua del enemigo para negociar mi condena y, por eso, no reconozco ninguna representación legal.

Me niego a participar en este espectáculo, sin embargo, respeto el intento de los compas de sabotearla refutando el discurso monolítico de la justicia burguesa en cada fase del proceso.

En general, por esto me niego a aceptar toda obsesión del mecanismo judicial, no sólo cómo se aplica ahora, sino en cualquier aplicación posible bajo distintos tipos de régimen. Porque ningún cuerpo institucionalizado es competente para imponer su juicio sobre las elecciones y las acciones de otras personas. Y ningún código penal puede contener la riqueza de las relaciones humanas en una tan compleja realidad que todo conjunto de normas fracasa al enmoldarla. Un proceso como este proviene de la imposición estatal a la que sirve, manteniendo unido el tejido social autoritario que, como anarquista, quiero destruir, para que brillen las relaciones humanas antiautoritarias naturales, que solo tienen como tejido unificador el sentimiento y la conciencia.

Aunque todo lo anterior parezca referencias abstractas, es bien concreta mi negación a aceptar la moral del Capital y la sacralización de la propiedad privada a cuya protección está orientado todo el código penal. Fui ladrón y atracador, desafiando el santo grial del capitalismo. Porque propiedad privada significa exclusión, significa acumulación, y constituye la matriz de la forma de explotación y opresión dominante, la económica. Y su poder es su difusión, se encuentra por todos lados, en cada unx de nosotrxs, como el boleto al mundo del capitalismo.

Más en esencia, hablaré de negarme a aceptar el valor objetivo de la vida humana como lo determina la ley del Estado, que desprecia sin escrúpulos a lxs obrerxs, que asesina la inmunidad de los patrones.

Que desprecia sin escrúpulos los suicidios en las mazmorras carcelarias, donde entierra a personas vivas.

Que desprecia los miles de muertos en las intervenciones militares.

Que desprecia sin escrúpulos a lxs migrantes que ahoga en los mares, hace explotar o dispara en las fronteras que separan zonas de distinto nivel de explotación económica.

Que desprecia sin escrúpulos las vidas de personas y animales convirtiéndonos a todxs en productos, proceso que pasa por la tortura continua a lxs insubordinadxs y lxs débiles. Desde lxs niñxs-esclavxs de las multinacionales del tercer mundo, hasta la brutalidad de la industria cárnica, la distancia es muy pequeña.

Y para finalizar, desprecia sin escrúpulos ni respeto a la propia tierra, conduciendo a la enfermedad en masa y a la muerte provocada por la civilización tecno industrial de la contaminación.

Igualmente sin escrúpulos, pues, desprecio también yo, como anarquista, las vidas de los ejecutivos económicos, políticos y científicos del sistema, así como sus esbirros, de los siervos del entramado policial-judicial que defiende el orden asesino de este mundo.

Por eso, cuando me encontré enfrentado a dos pacos que intentaban robarme la libertad, intenté, a parte de mi fuga, también su eliminación física. No queden atónitos, hombrecillos de la sede del tribunal, porque si la vida humana tiene algún valor la tiene en relación con la libertad, y la vida de ustedes, ladrones de la libertad, tiene un valor negativo.

Y en mi propio sistema de valores, puede ser que a un paco se le trate, según las circunstancias, con indulgencia, sin embargo, cualquier juez tiene un sitio en una tumba por todas las personas que ha enterrado vivas.

¡Todo por la libertad!

Yannis Michailidis

Cárcel de Koridallós

« Malaka, moi je faisais du business là-haut » Un interview depuis la frontière gréco-albanaise 1994-1995

Ce texte est une traduction de la brochure « Μαλάκα[1], εγώ έκανα μπίζνες εκεί πάνωΜια συνέντευξη από τα ελληνοαλβανικά σύνορα, 1994/1995 », éditée en Grèce en 2012.

Le texte qui suit est le témoignage oral d’un jeune qui a passé une partie de son service militaire sur la frontière gréco-albanaise entre 1994 et 1995.

Nous avons conservé l’aspect oral du discours – presque intégralement – en pensant qu’elle exprime d’une manière plus directe les conditions dans lesquelles les immigrés entraient dans le pays au milieu des années 90, l’accueil que leur a réservé l’état et les (petits ou grands) patrons, mais également le rôle de l’armée.

Même si notre opinion est un peu différente sur certains points de celle qui est exprimée dans cette brochure, cette dernière ne cesse d’être un document rare, de l’intérieur, sur la politique de l’état grec à propos de ses frontières.

On remercie chaleureusement le camarade G. et le camarade P. qui a donné et qui a fait respectivement l’interview en 2006. La brochure circule avec le numéro 29 de la revue antifa-guerre contre la peur (antifa – πόλεμος ενάντια στο φόβο)[2].

UN INTERVIEW DEPUIS LA FRONTIERE GRECO-ALBANAISE  1994-1995

G : Heu… j’étais élève en CE2, j’habitais à Pétralona[3], bref, pendant ma jeunesse j’étais planqué dans la drogue, un vrai voyou, je me la jouais et tout… j’ai finis l’école difficilement. Bref, j’ai fini l’école, j’étais de ces jeunes qui n’ont aucun rapport avec la politique ni aucune sensibilité sociale. Rien à voir avec ces choses-là, disons juste que j’étais… un bon gars. Disons-le comme ça, avec tout ce que cette expression veut dire – bon ou mauvais… Bon bref, comme j’allais le dire, je considérais l’armée comme quelque chose de donné pour acquis. C’était alors difficile d’obtenir l’attestation de folie[4]  et tout. Pour obtenir l’attestation de folie, il faudrait que tu le sois un peu. D’avoir le courage quoi, de le faire, ce n’était pas si facile que ça. Et d’autre part, bien sûr, il ne m’était même pas venu à l’idée d’en faire la demande, hein ? Aller à l’armée, je le considérais comme quelque chose d’inévitable.

P : Évident…

G : Évident, oui… j’ai fini l’école et comme façon de pensée, généralement, j’étais dans de la moyenne. Dans la moyenne représentative de la société. Comme façon de pensée. Maintenant, en tant que personne, comme caractère, j’avais un profil de lumpen, et à Pétralona on me connaissait, ils savaient que j’étais un peu voyou, que je me mêlais à de vols et à ce genre de conneries. Bref, je suis allé à l’armée, je me suis présenté et tout, et pour ne pas bavarder, à un certain moment on m’a transféré au régiment d’infanterie à Filiates[5]. Là, nous avons passé toute l’instruction, qui dans sa majeure partie consistait à voir comment faire face aux immigrés illégaux et à l’immigration illégale en provenance d’Albanie et on nous a appris les nouvelles armes qu’on utilise là-bas. Les dix jours d’entraînement sont passés et parmi les nouveaux-venus certains sont restés au bataillon et d’autres ont été envoyés sur des postes de garde situés à la frontière. Moi, en tant que sous-officier gradé, caporal réserviste, on m’a envoyé dans un avant-poste à Tsamadas[6], sur une montagne pour remplacer le précédent qui avait terminé son service obligatoire. Le poste de garde était à une distance d’environ un kilomètre et demi de l’Albanie et quand je suis allé là-bas j’ai commencé à voir la réalité, ce qui se passait. Car, vu que je venais d’une île, je n’avais aucune idée de ce qui se passait à la frontière gréco-albanaise.

P : Avant tu étais à Chios[7]

G : A Chios, oui. Alors, c’était un poste de garde totalement éloigné, dans un village peuplé d’environ 60 habitants et avec des habitations très éloignées les unes des autres.

P : Le village s’appelait Tsamada ?

G : Tsamada, oui. Et le poste de garde avait le même nom. Là-bas, en effet… chaque jour il y avait deux embuscades et dans la nuit il y avait deux patrouilles. Ou deux patrouilles le matin et deux embuscades la nuit, ça dépendait.

P : Qu’est-ce que tu veux dire par embuscade?

G : Embuscade ça veut dire que tu sortais à un endroit, ce qu’on appelait les passages, c’est-à-dire, à côté de la rivière et à des endroits spécifiques où c’est plus facile pour les immigrants albanais de traverser la frontière. Et nous attendions là-bas.

P : Tu te rappelles du nom de la rivière ?

G : Je ne me rappelle plus comment elle s’appelait. Mais elle était connue comme la rivière qui transportait les cadavres. D’immigrants albanais. Là-bas je suis resté cinq mois en tout dans ce poste de garde.

P : On parle de la période allant de 1994  au début de 1995 ?

G : Novembre 1994 à … Plutôt… Pas novembre ! Octobre jusqu’à février j’y étais… jusqu’à mars ? Je ne me rappelle plus.

P : Jusqu’à début 1995 ?

G : Oui, début 1995. Bien sûr la situation n’était pas pareille que les années précédentes, c’est-à-dire 91, 92 et 93. Disons qu’il y avait une entrée massive, comment dire… bref, la population traversait les frontières massivement à cette époque. C’était complètement différent. Même si en 94 et 95, quand j’y étais, les gens passaient aussi. Ce que nous faisions c’était d’attendre cachés et d’arrêter les gens. A vrai dire, ce qui présente le plus d’intérêt ce sont les mentalités sur la question, à l’intérieur de l’avant-poste où nous étions 17 personnes. D’ordinaire, quand sortaient les patrouilles, elles étaient composées de trois personnes – les embuscades. Les deux s’ennuyaient et l’un était au taquet. Et là il y avait le problème. Si la patrouille ne sortait pas, c’était possible que celui qui était au taquet prévienne la compagnie et nous balance au capitaine. D’ailleurs, le capitaine était un fasciste. Il venait de Corfu[8], V. S. Nous devions donc nécessairement sortir. Ce qui se passait… tous les deux / trois jours, nous arrêtions des gens. Que ce soit des petits enfants, des vieux, ou des femmes… Bref, des gens qui allaient en Grèce. C’est une question énorme, depuis 1991 que la frontière a été ouverte et tout, que les gens sont rentrés massivement et qu’ils ont traversé la frontière, l’accueil de la population locale, des gens qui viennent d’Hepiros[9]  principalement  – car c’est par là qu’ils rentraient -, était… comment dire, était solidaire. Envers un peuple qui cherchait à trouver son bonheur. A un peuple qui subissait tant de choses, et spontanément, disons, le monde, les villageois de là-bas, les ont aidé. Et bon… là commence la partie noire de l’histoire. Tout d’un coup, ce monde se rend compte qu’une main d’œuvre bon marché est entrée dans le pays et que de cette façon, la position sociale des locaux est valorisée dans la société grecque. Est valorisée en piétinant cette nouvelle masse de gens de la classe ouvrière. Et ils ont commencé à l’exploiter. Sans parler du reste de la Grèce, moi je veux parler localement, comment je l’ai vu là-bas, ok ? Et comment je l’ai vécu à propos des gens qui y habitaient. Alors… Pendant cet entraînement que nous faisions au début, on nous apprenait l’albanais, mais ça n’était aucunement dans le but d’être utilisé pour aider les gens ou au moins avoir la possibilité de leur dire de repartir ou de leur dire que l’accès est interdit. L’albanais qu’on nous apprenait c’était « lève-toi » – « assieds-toi ».

P : Pendant les dix jours d’entraînement. Avant d’aller à Tsamada.

G : Lève-toi, assieds-toi. C’est-à-dire « oulo, tso ». « Oulo » signifiait lève-toi, « tso » assieds-toi. Et autre chose dont je ne me rappelle plus. Lesquelles étaient – comment on dit…

P : A l’impératif…

G : Oui… alors, en plus on nous disait « quand vous rencontrez des Albanais à la frontière vous leur prendrez le pain et le couperez en miettes ». Car soi-disant qu’ils transportaient  des armes à l’intérieur. Des couteaux ou autre chose, qui étaient, pour ainsi dire, dangereux pour nous. Et, pour l’essentiel, ce que nous voyions c’était des gens misérables qui marchaient trois jours dans la neige. Et à des températures très basses : moins 15, moins 20 degrés. Des gens épuisés, dont le pain était tout ce qu’ils avaient pour se nourrir. A l’armée on nous a appris qu’à l’intérieur de la nourriture, dans leurs vêtements, ils ont des couteaux cachés et qu’ils voulaient nous tuer. Bref, cette logique certains la considéraient totalement débile. D’autres, ceux qui étaient des balances en fin de compte, se sont avérés être pires que les supérieurs hiérarchiques quoi…

P : Parmi les soldats tu veux dire.

G : Oui, parmi les soldats, oui. Lesquels avaient une fureur particulière envers les Albanais, et c’était surtout des gens de Giannena, Arta, Aitoloakarnania[10], de ces régions là. Avec le prétexte qu’ « ils entrent et volent nos terres ». Et, en fait, ils traitaient les Albanais comme si ils étaient des animaux. Bref, je suis allé à l’avant-poste, j’ai rencontré les gens là-bas en tant que nouveau etc. et j’ai commencé à observer les gens et les situations. Et j’ai commencé à me vexer moi aussi un peu. J’ai commencé à voir une situation un peu bizarre, avec des fanatiques de l’armée et tout ça… Entre-temps, à l’intérieur de l’avant-poste, nous avions plusieurs conflits, car… généralement dans ces bataillons – sur la frontière gréco-albanaise – on envoyait des gens… soit des indésirables, soit des musulmans de Thrace[11], soit des juifs. Et dans l’avant-poste nous étions 17 personnes, parmi lesquels, 5-6 musulmans, 2 juifs et le reste grecs.

P : Ils venaient de villages ou… ?

G : De partout. Il y avait même des gens d’Athènes. Il y avait aussi certains autres… Il y avait un gréco-allemand lequel, en passant, était nazi. Je viens de me rappeler. X., je me rappelle encore de lui. Généralement il y avait des conflits. C’est-à-dire, certains se jetaient sur A. et surtout un des juifs, ils lui rentraient tout le temps dedans. Certains Pomaques[12], vu qu’ils considéraient comme une insulte le fait de passer un jour en prison ou en détention, ne participaient pas à ça. En ce qui concerne les immigrants, il existait une tendance claire à l’intérieur de l’avant-poste, de sortir, d’attraper, de faire, d’arrêter… Je vais raconter par la suite des choses plus sérieuses qui se sont passées – que j’ai vues et entendues.

[Pause]

G : Je vais décrire comment se déroulaient les arrestations et tout ça. D’habitude les arrestations se passaient dans la nuit ou dans l’aprem. Nous sortions à deux ou à trois. Ça dépendait. Et nous allions à des endroits choisis, qui étaient écris sur un papier. Nous les connaissions, tous. Ils étaient à côté de la rivière ou à 3-4 autres points quelque part sur la montagne.

P : A la rivière dont tu disais qu’elle transportait des cadavres ?

G : Oui. A la rivière qui portait des cadavres. Je reparlerais de ça après. Je veux juste décrire comment se déroulait la situation. Voilà ce qui se passait : nous nous cachions quelque part et dans 90% des cas nous amenions des gens au poste. Lesquels restaient un jour, deux jours, là-bas. Pour ces deux jours, il existait une règle tacite qui disait que les immigrants qu’on attrapait devaient exécuter toutes les taches ménagères. C’est-à-dire, tondre la pelouse, nettoyer, essuyer, faire la vaisselle, cuisiner, porter – on les faisait même nettoyer les armes – faire les lits… Et ensuite le PEO[13] de l’armée arrivait et les emportait au bataillon qui était à 30-40 km de l’avant-poste. Et in les transférait là-bas depuis tous les avant-postes et on les y concentrait. D’habitude (car il m’est arrivé plusieurs fois de le faire – non parce que je voulais mais parce que j’étais obligé – car si je ne le faisais pas en tant que gardien-chef j’aurais été sanctionné avec au moins 20 jours de prison et passage devant une cour martiale) nous nous trouvions devant des gens qui étaient dans une très mauvaise situation. Psychologiquement, mais aussi physiquement, ils étaient fatigués et affamés – de  tout âge. Ça nous est même déjà arrivé d’arrêter des gamins de 12 ans qui étaient probablement restés derrière. Vu que les choses étaient difficiles ils les laissaient derrière. Ils ne pouvaient pas prendre du retard. Ensuite, il y avait la contrebande. Un jour, nous avons arrêté trois femmes, on aurait dit qu’elles étaient sorties d’un concours de beauté. Des femmes magnifiques à talons, c’est-à-dire ça se voyait qu’elles avaient pas du tout marché. Évidemment elles attendaient que quelqu’un vienne les chercher et par chance c’était nous qui les avions trouvé. Ce qui a suivi c’est ce que je te racontais. Nous les avons emmenés à l’avant-poste, où elles ont fait tout le ménage. La règle tacite … Il y avait des viols. Ces trois filles, par exemple, on les a amenés au bataillon et j’ai appris qu’on les avait enfermés dans les toilettes des soldats. Et pendant la nuit certains… allaient là-bas et – bon je ne sais pas exactement ce qu’ils faisaient, mais j’avais appris qu’il y avait eu toute une histoire. Ça c’était le régime dans tous les avant-postes.  Ce qui n’a jamais donné lieu au moindre avertissement officiel de la part de l’armée, genre que si ils s’apercevaient de quelque chose, si les soldats se comportaient mal et tout, il y aurait des sanctions et tout ça. Là, c’était comme si le commandant te disait « fais-le ». D’habitude c’est ça qu’ils disaient. Ou alors « n’aie pas pitié d’eux », que « n’importe où vous les trouvez, niquez-les »… carrément, ils disaient ça. Les conditions les plus barbares étaient au bataillon, tu vois ? C’était une geôle…

P : De ce que je comprends, c’était comme un lieu de détention, non ?

G : C’était le principe, c’est-à-dire que tous ceux qu’on ramassait depuis les avant-postes, on les gardait dans une geôle qui était d’environ 5 mètres carré. Le plafond touchait mes épaules, par exemple. C’est-à-dire que tu restais courbé là-dedans, tu ne pouvais pas te tenir debout et en plus tout autour c’était congelé. Il y avait de la glace. Trois mois par an il y avait constamment de la glace là-dedans. Là-dedans s’entassaient…qu’est-ce que je peux dire ? Comme je l’imaginais, moi dix personnes à peine pouvaient rentrer. Là-dedans on en mettait à peu près… soixante ? Les uns sur les autres. Et chaque vendredi le van de la police passait. Voilà les conditions. Ils restaient une semaine là-dedans et ils sortaient vingt minutes une demi-heure par jour. On les amenait sous le soleil soit pour pisser, aller faire leur besoin quoi. En parallèle, pour eux c’était l’heure du déjeuner. Comme pour nous c’était l’heure du déjeuner. Et je me rappelle spécialement d’un samedi au bataillon – j’y étais pour deux semaines – où nous avions du steak pour le repas. Je m’asseyais à la cantine et je mangeais. Et je regardais le garde qui ouvrait la porte pour que les Albanais sortent de la geôle. Et nous avions un chien attaché dehors, un chien-loup, qui mangeait du steak. Et les Albanais mangeaient seulement du pain. Et j’ai vu ça de l’intérieur où j’étais, ça commençait à me rendre fou. Et j’ai pris mon plat, je suis sorti et je l’ai donné aux Albanais. Le commandant m’a vu, il était dans sa petite maison, là où il habitait, et il est venu en courant. Et il a donné un coup de pied au plateau qu’un Albanais tenait, le steak est tombé par terre et le chien l’a mangé. Et les Albanais regardaient le chien manger le steak. Et à moi, il m’a donné dix jours de prison en jurant « tu es un con et tu fais des conneries » et tout ça. « Eux c’est des animaux »… et ainsi de suite. Et ce qui est gravé dans ma mémoire quoi, c’est un matin pendant le rapport au bataillon, vendredi matin, quand un van de la police arrive pour chercher les immigrants pour les amener à Kakavia[14].

P : Pour les expulser ?

G : Oui, on les renvoyait. Je me rappelle qu’on les avait mis tous dans une queue et le capitaine arrive et désigne deux personnes qui avaient fait du bruit. C’est-à-dire, toute la nuit ils gueulaient dans la geôle car il y avait des malades, il y avait ce genre de trucs. Leurs besoins ils les faisaient là-dedans car ils ne pouvaient pas sortir… ils étaient entassés. Et ils gueulaient, ils se plaignaient. Et ce jour là qu’on les avait mis dans une queue le capitaine désigne ces deux qui gueulaient. Alors les keufs arrivent et commencent à les tabasser. Des baffes dans le froid. Nous, nous restions gelés et nous regardions les deux Albanais recevoir des coups de poing dans la gueule. Du sang qui coulait et tout. Des tortures… De la vengeance quoi, pour passer le message que « ce que vous avez fait vous ne le referez plus ». J’ai vu des gens enfermés pendant une semaine dans la cellule, on les renvoyait à Kakavia, ils revenaient et on les attrapait de nouveau et ils restaient encore une semaine. C’est-à-dire qu’ils pouvaient passer jusqu’à quatre mois d’affilé en détention. Il y avait beaucoup de monde dans la même situation. C’est là que moi j’ai commencé à… J’ai commencé à me dire que ça n’allait pas. J’étais agacé. Je me sentais impuissant. Je n’ai pas pu réagir. Mais je n’avais jamais rien vu de pareil… Bien sûr que la situation posait problème à des gens, mais personne ne pouvait dire quoi que ce soit. C’était dangereux. Nous ne pouvions pas nous mutiner dans l’armée, nous aurions pris un tas de trucs dans la gueule. Carrément.

[PAUSE]

G : La plus grande escroquerie était… quand je suis allé à l’avant-poste. Là-bas il y avait une épicerie. Nous y allions l’aprem ou le soir et nous buvions du tsipouro[15]. L’épicerie appartenait au vieux M., une grande balance. Là-bas se réunissaient tous les habitants. Eux, ils avaient de la terre. Et ils avaient des animaux. Des veaux sauvages et autres. Ils attendaient là-bas pour rencontrer le nouveau gardien-chef du poste de garde. C’était la personnalité du village. Je suis allé boire un tsipouro et ils sont tous arrivés un par un. Pour me rencontrer, pour voir de quel genre de type j’étais.

P : Ils savaient que tu étais un soldat, non ?

G : Ils savaient que j’étais un soldat et… ils attendaient quelque chose de moi. Moi, j’avais pas capté ce qui se passait là-bas. Ce que j’ai compris c’est que « gars, tu as certaines limites ». Car, à part le fait qu’on chassait des Albanais, on contrôlait qui entre et qui sort par la frontière. Car, ça c’était la zone grise, comme on l’appelait, entre les frontières. C’était des pâturages. Par là passaient quelques camions, quatre ou cinq par jour, des gens différents chaque fois et ils allaient aux pâturages. Moi, j’étais sensé contrôler les animaux qu’ils passaient. D’habitude ils passaient avec des troupeaux. Le camion passait, ils s’arrêtaient sur la frontière, on le contrôlait, ils avaient un papier qui disait combien d’animaux ils passaient, qu’ils les amènent pour brouter et qu’ils vont retourner avec les mêmes. Alors… là, eux ils passaient environ cinquante veaux et ils retournaient avec un zéro en plus. Cinq cent veaux. Ils faisaient de la contrebande… Carrément. Et moi je ne savais pas exactement ce qui se passait. J’appelais le capitaine et je lui racontais ce que je voyais. D’habitude, eux ils arrivaient à cinq heures du mat. Pour que personne ne puisse les compter. Ils me réveillaient et disaient « untel arrive », il est en bas et tu dois faire le contrôle. Un simple soldat ne pouvait pas faire le contrôle. Uniquement le gardien-chef pouvait le faire. Et moi j’étais supposé enregistrer et donner le rapport au commandant. Donc, j’ai informé le commandant que « untel est passé avec cinquante et il est retourné avec cinq cent… ou je sais pas combien ». C’est-à-dire que je ne pouvais même pas les compter. Et Il me disait : « C’est qui ? ». « Untel », je répondais. «Vas-y, il est des nôtres, un bon gars, t’inquiètes », et tout ça.

P : Si c’était cinq cent, c’est possible que le commandant touchait quelque chose…

G : Oui, je veux dire qu’il se passait quelque chose. Certains gagnaient de l’argent avec cette histoire. Et en plus il y avait des personnes précises d’un village – dont j’ai oublié le nom, un village albanais d’où ils venaient – j’arrive pas à me rappeler des noms… Untel partait du village [grec] où il avait des animaux, de l’argent, il partait seul et retournait avec quatre personnes dans la voiture. Et quand tu leur demandais ce qu’il se passait il te répondait « passe le bonjour à mon ami le commandant » – il l’appelait avec son prénom. Comme si il disait « ferme ta gueule » quoi… C’est pas que j’étais en humeur de faire des arrestations et tout ça. Simplement, je veux dire qu’il y avait quelque chose qui puait là-bas. Certains gagnaient de l’argent avec cette histoire.

P : Tu veux dire que l’armée participait à la contrebande…

G : Oui…

P : Les animaux ont un prix…

G : Oui…

P : Les ouvriers ont un prix, les femmes un prix plus élevé…

G : Oui, oui… bien évidemment.

P : Les drogues encore plus élevé…

G : Ca, ce sont des choses dont je me rappelle. Il y en a tout un tas. C’est pour ça que je suis confus et que je ne peux pas… mais pendant que je parle la mémoire me revient et je me rappelle. C’est-à-dire je me rappelle que tout le village était courant de tout ce que je faisais. C’est-à-dire, quand j’allais là, à la balance, le vieux M., on me disait « qu’est-ce qui s’est passé avec lui ? ». « Et pourquoi ça ? ». Disons qu’ils me posaient plein de questions.

[PAUSE]

G : Ce qui m’avait impressionné dans l’avant-poste était ce qu’on disait avant à propos de certains. Sur la façon dont ils traitaient les immigrants. Comment ils se comportaient etc. Il y avait une expression et qui ne se disait pas exclusivement dans l’avant-poste. C’était une expression que les « rangs » avaient hérité des plus anciens. L’expression disait « Allons-y à la chasse ». Ils partaient à plusieurs et « allaient chasser ». En passant, quand j’étais chargé du poste de gardien-chef, j’étais responsable du recensement des armes. Et il y avait une grande malle où on mettait les balles. Et je me rappelle que j’avais passé cinq heures à compter les balles pour faire la commande. Et quand j’ai compté les balles, il en manquait environ deux milles. L’armée était censée mettre une limite pour dire que le nombre de balles qui manquent ne pouvait pas dépasser cinq. A partir de là, il y avait un problème sérieux. J’étais très impressionné. Comment ça se fait que tant de balles manquent… et où putain sont-elles allées ces balles. J’ai appelé le capitaine, je lui dis « monsieur le capitaine, je ne signe pas le papier. Il manque trop de balles ». Et il me répond « Non, tu vas signer » et que « ça marche comme ça et on sait qu’il manque des balles, mais c’est comme ça. On les justifie comme des coups de feu d’entraînement ». En passant, il n’y avait eu aucun coup de feu d’entraînement… ils s’en foutaient les soldats de l’entraînement. Certains prenaient des balles et allaient quelque part. Ils les tiraient ? Ils faisaient de la cible ? Ils tuaient des gens ?

P : Et bien évidemment ce n’était pas un vol pour que le commandant s’y intéresse. C’est-à-dire ils volaient des balles pour utilisation personnelle hors de l’armée.

G : Non, non. Ce n’était pas du tout du vol. Personne ne pouvait aller voler des balles, les prendre. Simplement, ils les prenaient pour les missions, il devait obligatoirement avoir sur lui cinq chargeurs. J’imagine que plusieurs fois les chargeurs revenaient vides. D’accord, certains je peux les justifier. Peut-être certains s’emmerdaient allaient se défouler dans la montagne. Mais toutes les balles n’allaient sûrement pas dans la montagne. Entre-temps, en dehors de ça, il y avait des témoignages de gens que je connaissais d’autres avant-postes, même dans notre avant-poste, qui voyaient des Albanais à 500 mètres et jouaient à la cible, à qui va l’atteindre. Beaucoup de monde. Et ils ont « eu » beaucoup de monde quoi. Si tu cherches des Albanais manquants, il y a un nombre considérable de gens qui ne sont pas retrouvés. Il y en a beaucoup qui ont disparu. Après c’était la rivière qui les portait en bas, comme on disait avant.

P : C’est-à-dire qu’ils s’en vantaient en plus.

G : Ils s’en vantaient… Et si quelqu’un allait chercher soigneusement dans les montagnes de Pindos[16], sur la frontière gréco-albanaise, il va trouver beaucoup de squelettes. Il va trouver beaucoup de choses. Et j’étais étonné que certaines personnes se comportent comme ça. Et tu ne pouvais pas dénoncer un tel comportement. Tu ne pouvais pas dénoncer une telle chose. Même dans l’avant-poste, moi je me rappelle qu’il existaient des fois où on disait par exemple – vas-y on sort pas, avec toutes ces conneries, on s’en fout de sortir chasser de gens », il y avait beaucoup qui répondaient – « Attends je vais t’expliquer, ici on est en service, moi ma mère a peur au village en bas, car ceux qui passent ils nous volent les poules ou les oranges » et tout ça. Et « si on sort pas, on va foutre le bordel ici, je vais appeler le commandant » et ce genre de trucs. Eux c’était les balances quoi. C’était des balances, on peut rien faire. Il y avait des gens qui ne voulaient pas, qui avaient la flemme de faire ce truc et qui ne kiffaient pas.

[PAUSE]

G : Alors, quand j’ai fini mon service, j’ai retrouvé un ami – nous étions ensemble à l’école, en fait. Lui, il a fait son service militaire à Agia Marina[17], même période que moi, et il était également gardien-chef dans un autre avant-poste, lequel était à une certaine distance de nous, quoi. Il a fini alors, et je l’ai rencontré à Petralona, circulant dans une Fiat Punto, couleur jaune, GT et tout, lequel alors coûtait beaucoup d’argent. Et ça m’a paru bizarre, où il a trouvé l’argent. Et je lui dis – Eh connard, comment t’a acheté cette chose… ? ». Il m’a répondu – « Malaka, moi je faisais du business là-haut. C’est toi le connard ». Il avait mis en place une norme : ceux qu’il attrapait, il leur prenait de l’argent. Disons, cent milles (drachmes[18]) par tête ? Tout ce qu’ils portaient sur eux ? Il avait fait des accords avec certains. De toute façon, il touchait de l’argent.

P : Pour les laisser partir…

G : Oui. Ils lui donnaient de l’argent et il les laissait passer. Ou il prenait tout l’argent de ceux qu’il attrapait. Et il les laissait bien sûr. Évidemment, je ne sais pas ce qui se passait pour ceux qui n’avaient pas d’argent. De toute façon,  il n’y a jamais eu de plainte déposée – pas seulement pour lui mais pour les centaines autres de monde. Il y a eu certaines plaintes qui étaient « sous investigation »… des conneries quoi. Ils couvraient tous ces problèmes. Personne n’est jamais allé en prison pour avoir fait chanté des immigrants et tout ça. C’est-à-dire je n’ai jamais entendu une chose pareille. Je ne sais pas, je n’ai jamais entendu. Et je serais impressionné si ça arrivait. Bref, le type s’était fait un sacré paquet de fric. Grâce à l’armée, à son service militaire. Et il me disait que c’était moi le connard. Et à part ce qui s’est passé pour lui, il y avait ce que moi j’avais vécu, dans le département d’Ioannina, de Thesprotia[19], ce qu’il s’est passé avec la population locale quoi. Leur comportement a changé quand ils ont compris qu’ils pouvaient profiter de la main d’œuvre bon marché que représentait les immigrés et tout ça. L’exploitation a commencé. Et dans le même temps, est apparue cette légende urbaine sur la criminalité et toutes ces conneries qu’ils disaient sur les Albanais. Qu’ils sont des sauvages, qu’ils ne sont pas faits pour ici, quoi, qu’on doit les renvoyer tous et ce genre de conneries… Mais ce qu’il se passait c’est que quiconque avait une terre ou un jardin, des vergers, une merde, prenait dix Albanais. Peut être il leur donnait à manger, mais il ne les payait pas et ils lui construisaient sa maison. Une maison ! Ils lui construisaient carrément ! Les fondations et tout, hein ? Il leur disait « je vous payerai à la fin » et quand ils finissaient le travail il appelait la police et leur disait que « ici, il y a dix Albanais ». La police arrivait, les ramassait, et les renvoyait. Hé, c’est normal qu’après un, deux ans, cinq mois certains d’entre eux revenaient. Soit pour réclamer leur paye, soit pour se venger. Tout simplement. L’un ou l’autre. Et c’est-à-dire il y avait eu… ils avaient tué des gens. Et ils faisaient bien quoi. Moi aussi, j’aurais fait la même chose, ok ? Je les voyais. Je voyais le travail qu’ils faisaient, je voyais des villageois qui se prenaient pour des grands propriétaires terriens, tous ces monsieur-personne qui se la jouaient seigneurs du village. Et je voyais des Albanais qui travaillaient toute la journée. Carrément.

[PAUSE]

G : Maintenant, en ce qui concerne les réactions et tout ça, ceux qui réagissaient – entre guillemets, d’accord – « réagissaient »… il existait, par exemple, une immunité envers les voreiohépirotes[20]. Ils avaient un traitement complètement différent des Albanais. Malgré tout les voreiohépirotes ne se sentaient pas tellement Grecs. Ils se sentaient plus immigrants, plus Albanais, que Grecs. Ils n’avaient aucun rapport. Mais il y avait une sorte d’ambiance comme quoi « nous les aidons ». Et eux avaient également le courage de passer devant l’avant-poste et de dire « je vais travailler chez celui-là ». Le traitement envers les Albanais était totalement différent. C’était autre chose. Complètement autre chose. C’est-à-dire, même niveau réactions quoi c’était différemment – ceux qui réagissaient étaient ceux qui avaient le fric quoi, du côté de la Grèce quoi, ceux qui voulaient que leur main d’œuvre circule un peu plus librement. Quand ils en avaient besoin ils attendaient dix, vingt, trente ouvriers dont ’ils savaient qu’ils allaient faire le travail gratuitement et il y avait un accord qui disait que « ceux-là, ils passent librement ». « On se fiche des autres, ils nous intéressent pas, mais nos travaux doivent être faits ». Telle était – entre guillemets – la réaction. Au fond, personne n’abordait le problème de ces conditions d’entrée des Albanais…

P : Et ils savaient tous, non ?

G : Tous savaient quelles étaient les conditions. Tous ! Et personne n’a jamais abordé ce problème. En ce qui concerne l’intérieur du camp, il y avait sûrement du monde qui voyait la misère. Il voyait comment ça fonctionnait. Mais il n’y a jamais eu de réelle opposition. La seule réaction qu’un soldat pouvait avoir, était de prétendre d’être ennuyé. C’est-à-dire, d’avoir une embuscade et ne pas y aller. Ou d’aller à l’embuscade et dormir. Si il pouvait, d’accord ? S’il n’y avait pas de balance présente dans l’embuscade. C’était la seule réaction.  De sortir parler… ça se pouvait pas. D’ouvrir une conversation ça se pouvait pas non plus. C’était dangereux. Tu ne pouvais pas faire une chose pareille dans le camp.

[PAUSE]

G : Aujourd’hui, si j’essaye de dresser un bilan de tout ce qui s’est passé à l’époque – selon mon propre expérience, d’accord ?

P : Mais, c’est possible que ça se passe encore comme ça ?

G : Sûrement… D’accord, la situation a changé depuis, les choses sont différentes. C’est-à-dire quelqu’un qui traverse les frontières… car c’est sûre qu’il y en a qui les traversent, ok ? Mais les choses sont un peu plus travaillées. C’est-à-dire, il y a d’autres procédés. C’est-à-dire, en ce moment il y a des gens en Albanie qui fabriquent des faux passeports ou l’un passe à l’autre – je connais ces choses car j’ai des amis Albanais – l’un passe son passeport à l’autre et il traverse les frontières. Il envoie le passeport par la poste, il traverse et il le lui rend. Ca se passe comme ça ces choses-là. Et puis, il existe quelque chose comme des entreprises informelles de trafic d’immigrants. Qui payent carrément. Bref, nique ça. Le regard que j’ai aujourd’hui sur ce qui s’est passé hier, c’est qu’au fond cette période là, les camps…

P : Tu le vois sous un autre angle…

G : Oui, d’un autre point de vue. Les camps, quoi, formaient une culture aux soldats qui disait que dans cette région, dans cet endroit, à Hépiros je veux dire, eux c’est les mauvais et nous protégeons notre patrie des mauvais. Il y a une base raciste, fasciste à tout ça. Et qui prédominait. C’était  difficile de trouver un soldat qui réagissait même au niveau de la mentalité. De l’exprimer, ça se pouvait pas. Le plus courant était que le soldat est un fasciste et qu’ il considère le fait d’arrêter, de tabasser, de torturer, d’humilier, comme normal, comme son travail. D’accord, d’autre part – au moins de mon côté, ok ? – tout ça a fonctionné de manière à ce que je change et à ce que je vois les choses d’une perspective différente. Je te l’avais dis avant mais je te le redis : c’est dans l’armée que je suis devenu communiste – pas seulement antifasciste. Car j’ai vu tout ça. Et ça m’a dérangé énormément. Et j’ai commencé à me rendre compte de comment fonctionne tout ça. Comment fonctionne l’état et comment il reproduit dans l’armée, le fascisme, le racisme et le nationalisme. A partir de choses très simples. Pratiques.

[PAUSE]

G : Quand tu termines ton service militaire et tu retournes chez toi, ce que tu fais d’habitude c’est de retrouver tes vieux potes, ceux que tu avais avant l’armée. Et eux te demandent ce qui s’est passé, comment c’était dans l’armée et tout le reste. Mais quand tu commençes à leur raconter des choses sur les conneries qui se passaient là-bas, tu remarques une réaction raciste. Par exemple, ils te disaient « tu attrapais des Albanais ? Qu’est-ce que tu faisais là-bas ? Tu chassais ? ». Ils le tournaient en très raciste. Tout simplement, que tu étais un vrai bonhomme du fait que tu étais là-haut, cool et tout ça… Et quand tu leur racontes la situation là-bas, ils se comportent comme s’ils savaient pas. Moi, l’autre forme, la forme la plus sournoise du racisme, je l’ai rencontré après l’armée. A Pétralona, à Thisio[21], les endroits que je fréquentais quoi. C’était l’époque où avaient commencé à apparaître les blagues sur les Albanais. Il y avait beaucoup qui ne mettaient pas le pied dans des cafés que fréquentaient des Albanais ou si il y avait un groupe d’Albanais assis à côté, ils leur disaient de se lever et partir et tout, ou le proprio leur disait  – «  hé les gars vous ne pouvez pas vous asseoir ici, le magasin est… chic quoi »… Il y a eu plusieurs bagarres avec des Albanais… une bande à Pétralona, un soir je me rappelle j’étais là-bas et je rencontre environ dix personnes, des vieux amis de Pétralona. Ca m’avait surpris qu’ils soient dix. Je leur ai demandé – où allez-vous ?,et ils me répondent « On va à Kallithéa[22], Kostas a été battu par un Albanais et on va à Kallithéa frapper des Albanais ». Et j’ai flippé. Je me suis dis « Re malaka, qu’est-ce qui se passe ici »… Et après je me demandais si ces gens (je suppose quoi), si ils étaient allés, si ils avaient vécu une telle situation sur la frontière, est-ce qu’ils auraient la même mentalité ? Peut-être pire ? Pareille à la mienne ? Franchement, je ne sais pas. Ça c’est un problème. Ce qu’ils voyaient, eux, était comment dire, une population dans un ghetto – les Albanais qui étaient, et qui sont encore, dans un ghetto, et ils les percevaient comme l’ennemi, tout simplement. C’est-à-dire comme quelque chose d’étranger et de dangereux pour eux. Et ils considéraient qu’il faut es réprimer de toutes les manières possibles. Par des tabassages, par… toutes ces choses. Hé bah, mes critères ont commencé d’être un peu plus politiques disons… et j’ai commencé – comment dire – à m’éloigner  des potes, du quartier, je suis parti de Pétralona – je ne kiffais pas les gens. Parce qu’en fait, tout ce qu’était le village, le village de Tsamadas, ressemblait à une miniature de Pétralona. Exactement. Une miniature, aucune différence. Simplement, là-bas la manière de traiter les gens était un peu différente. Les termes étaient plus économiques. L’élément de la différence était plus présent sur le niveau économique, sur le fric. La ségrégation était plus de classe. Du genre, nous avons le pognon et toi vu que tu n’en as pas, tu vas faire ce que nous voulons, ce que nous t’imposons. Et si besoin, nous avons l’armée à nos côtés. A Athènes c’était différent. C’était plus racial, c’est eux qui sont comme ça et ils… nous menacent quoi. Maintenant, de nos jours franchement je ne sais pas comment la situation a changé. C’est-à-dire que je ne sais pas ce qui se passe. Toutefois, il arrive des événements comme, par exemple avec le foot[23]

P : Ce qui s’est passé deux ans avant…

G : Là (rires) tu vois la réalité un peu plus clairement. Quand des problèmes apparaissent, en 95-96 et après, que certains Albanais ont possiblement gagné un peu du fric, qu’ils ont commencé à acheter des maisons ou des voitures, là, tu voyais de la jalousie quoi. Et que le Grec voulait garder l’Albanais subordonné. C’est-à-dire tu écoutais des phrases genre « les crasseux, quoi, ils ont acheté une bagnole maintenant ». Ils ont acheté une bagnole quoi. Nous les a eu tout ce temps ici et maintenant ils achètent une bagnole. Genre, ils sont devenus comme nous maintenant ? Ça a une base raciste, d’accord ? Actuellement, je ne sais pas les nouvelles générations, avec l’école, comment elles sont éduquées – quelles sont les relations entre eux.

[PAUSE]

G : Quand je fais des flashback dans le passé, à cette période quoi en 94-95, quand j’étais soldat  à Tsamadas, à Vrosina[24] où était le bataillon et à Filiates, différentes images apparaissent, non conscientes, que j’essaye d’effacer. Mais les images reviennent. Deux choses me sont restées de cette période-là. L’une, c’est mes affaires personnelles, le fait que j’avais pas vu ma famille, ma copine et mes amis depuis quatre mois. Une partie c’était ça. Mais, l’autre partie, qui me fait plus de mal c’est les images des immigrants. C’est ce que je me rappelle. D’une certaine manière quoi mon organisme, ma mémoire essaye de l’éliminer. Ce qui m’est resté ce sont des images, c’est ce que j’ai vu. Des enfants dans le froid lever les mains, des vieux en train de supplier, des femmes terrifiées et en général des gens dans le désespoir. Les voir demander une aide et prendre un coup de poing dans la gueule quoi. Un coup de pied dans l’estomac. Tu voyais des Grecs, soit des soldats, soit des gradés, soit des villageois, se comporter comme des bêtes, sortir défendre pas simplement leur intérêt, mais leur… leur super-profit. Défendre l’injustice qu’ils faisaient au détriment des pauvres. Il y a des images de violence qui me sont restées, qu’avant l’armée, avant de faire mon service militaire, je n’imaginais pas exister… des gens comme ça. J’ai toujours cru que les grecs en tant que population étaient accueillants. Par exemple, celui qui ira dans un village là-haut, en tant que Grec toujours, en tant que… que touriste surtout, il est le bienvenu. Mais, les immigrés n’ont pas eu ce traitement. Car ils n’avaient rien à eux. Ils étaient simplement un produit duquel chacun essayait de tirer profit. De le faire fructifier. Je crois qu’à part l’armée et la police, la plus grande partie, sinon – ok, je ne vais pas parler de la plus grande partie, mais surtout de ceux qui avaient la possibilité d’investir sur cette population – étaient des collaborateurs. Collaborateurs de ce crime. Ils étaient des collaborateurs.


[1] Malakas : littéralement signifie connard. C’est un mot très utilisé dans l’argot grec qui peut avoir différentes significations selon le contexte. Il peut être utilisé pour s’appeler entre copains et en même temps comme insulte (connard, fils de pute, etc). Dans ce cas-là ça signifie : gars, pote… mais aussi connard.

[3] Quartier du centre d’Athènes.

[4]Le I 5 est un papier officiel, certifié par un docteur, qui atteste que quelqu’un ne peut pas faire son service militaire pour cause de problèmes psychologiques. Il est très utilisé par des jeunes qui ne veulent pas faire leur service militaire, vu qu’il est obligatoire en Grèce.

[5]Région au nord-ouest de la Grèce, située sur la frontière avec l’Albanie.

[6]Nom d’une montagne et d’un village dans la région de Filiates, situé exactement sur la frontière avec l’Albanie.

[7] Île grecque de la Mer Egée, très proche de Turquie.

[8] Île grecque de la Mer Ionienne, près de l’Albanie.

[9] Département du le nord-ouest de la Grèce.

[10]Villes et région du le nord-ouest de la Grèce, près de la frontière avec l’Albanie.

[11]Région de la péninsule des Balkans,  dans le nord de la Mer Égée, située en Bulgarie, Grèce et Turquie européenne. Ses limites ont varié au gré des différentes périodes de l’histoire. Les habitants sont originaires de plusieurs endroits. Après des guerres et de traités, la zone de Thrace a été répartie entre les trois pays, même si la population a gardé ses coutumes indépendamment des coutumes du pays duquel elle venait. En Grèce ils sont considérés comme l’unique minorité ethnique déclarée comme telle (les Pomaques), de religion musulmane. En Grèce, 30.000 Pomaques sont censés et se localisent dans la vallée de Thrace.

[12]En Grèce ils sont considérés comme l’unique minorité ethnique déclarée comme telle (les Pomaques), de religion musulmane. En Grèce, 30.000 Pomaques sont censés et se localisent dans la vallée de Thrace.

[13]Camion militaire.

[14]Un des passages officiels de la frontière gréco-albanaise où se réalise le contrôle des papiers d’identité.

[15]Liqueur typique grec, extrait du raisin.

[16]La plus grande chaîne de montagnes en Grèce. Elle se situe principalement dans l’ouest du pays.

[17] Village près d’Ioannina, à côté de la frontière gréco-albanaise.

[18]La monnaie grecque avant l’euro. (1 euro = 340 drachmes)

[19]Région dans le nord-ouest de la Grèce, près de la frontière.

[20]Communauté d’origine grecque, qui réside en Albanie. Beaucoup d’entre eux sont venus en Grèce après un appel officiel en 1991 pour qu’ils viennent aider l’économie du pays. En général, ils ont quelques facilités légales en ce qui concerne leurs papiers, par rapport aux autres immigrants.

[21]Quartier dans le centre d’Athènes.

[22]Idem.

[23]Il se réfère au pogrom de 2004, déclenché après la victoire de l’équipe nationale de l’Albanie contre l’équipe grecque.

[24]Endroit très près de la frontière, entre Filiates et Ioannina.

πολύγλωσσο εργαστήρι για το ακόνισμα της ριζοσπαστικής σκέψης και τη διάχυση ανατρεπτικών ιδεών